III
« Salutations » disait le texte de la lettre qui venait d’arriver par courrier instantané. « Vous venez d’être choisi parmi des millions d’amis et de voisins. »
« Vous êtes maintenant un aide-consomm ».
Pas possible, se dit Surley G. Febbs en relisant la formule imprimée avec son nom et son numéro d’identité gravé au Xérox. Ça n’avait pas l’air plus sérieux qu’une note du comité utilitaire de son immeuble lui demandant de voter sur une augmentation des loyers. Et pourtant, ce qu’il tenait à la main, c’était la preuve formelle qu’il aurait désormais ses entrées, chose incroyable, à la Forteresse Washington et à son kremlin souterrain, le lieu le plus strictement gardé du Bloc-Ouest.
Et non pas comme touriste !
Ils m’ont trouvé « typique », se dit-il. Rien qu’à cette pensée, il se sentait encore plus typique ! Parfaitement en forme, fort, légèrement ivre, à tel point qu’il avait de la difficulté à se tenir debout. Les jambes tremblantes, il traversa d’un pas mal assuré sa salle de séjour miniature et s’assit sur son divan ionien revêtu de fourrure de fnoul (imitation). Là, il se laissa aller à parler à haute voix :
Je sais pourquoi ils m’ont choisi. Parce que je n’ignore rien en matière d’armement !
Une autorité, voilà ce qu’il était, grâce aux heures qu’il passait – six ou sept par nuit, car ses heures de travail avaient été réduites, comme celles de tout le monde, de vingt à dix-neuf heures par semaine – à potasser les édubandes (magnétiques) du département principal de la Bibliothèque publique de l’Idaho.
Et cette autorité ne s’arrêtait pas aux armes. Il avait la faculté de se rappeler avec une précision absolue le moindre fait enregistré une seule fois dans sa mémoire, comme par exemple la fabrication des vitraux de couleur rouge en France, au début du XIIIe siècle. « Et je me rappelle la région exacte de l’empire byzantin d’où provenaient les mosaïques de l’époque romaine que les Français fondaient pour fabriquer ce précieux verre rouge », se dit-il, exultant de joie. Il était vraiment temps que quelqu’un tel que lui, dont le savoir était universel, participât aux travaux du Conseil de la Secnat ONU-O, à la place des faibles d’esprit de toujours. Ces parfaits représentants d’une masse de purzouves qui ne lisent que les titres des journs, avec les sports naturellement, et les bandes illustrées animées, sans parler de toute la saleté sexuelle, tous ces gens qui empoisonnent le vide de leur esprit avec de l’ordure, toxique, produite en série délibérément par les grandes sociétés internationales, les véritables patrons de tout (pour ceux qui connaissent le dessous des cartes), par exemple l’I.G. Farben. Pour ne pas parler des trusts encore plus importants qui avaient surgi plus tardivement, ceux de l’électronique, des systèmes de guidage et des fusées, l’A.G. Beimler de Brème, qui possédait réellement la General Dynamics, l’I.B.M. et la G.E. Il suffisait de connaître le dessous des cartes. Comme lui.
Attendez un peu que je m’assoie à la table du Conseil en face du Commandant en Chef de l’ONU-Ouest, ce général George Nitz, se dit-il.
Eh oui, je parie que je peux lui citer plus de faits que tous ces pseudos « experts » de la Forteresse Washington au sujet de l’oscillateur homéostatique anti-entropique convertisseur de phases à ondes sinusoïdes que Boeing utilise dans ses fusées interplan à grande vélocité LL-40 !
Non, je ne me contenterai pas de remplacer simplement l’aide-consomm dont le temps de service vient d’expirer, ce qui m’a permis de recevoir cette note. Si je parviens à me faire écouter de ces imbéciles, ce sont des bureaux entiers que je peux remplacer !
De toute façon, ça valait mieux que d’expédier des lettres au Star Times de Boise et au sénateur Edgewell, qui ne prenaient même plus la peine de lui répondre par circulaire qu’ils étaient « occupés ». C’était même mieux que ces jours heureux d’il y a sept ans quand il avait pu, grâce à l’héritage de quelques bons gouvernementaux de l’ONU-Ouest, publier une sorte de lettre personnelle informative qu’il avait envoyée par courrier-instantané à des adresses prises au hasard dans l’annuaire du vidéophone, ainsi qu’à tous les membres de l’administration de Washington. S’il n’y avait pas eu au pouvoir tant de têtes de lard, de communistes et de bureaucrates, cela changeait l’histoire du monde, ne serait-ce que dans le domaine du nettoyage de ces molécules de protéine, causes de tant de maladies, qu’importaient régulièrement les astronefs retour des planètes colonisées, et qui étaient responsables de l’influenza qu’il avait contracté, lui, Febbs, en 99, et dont il n’avait jamais pu guérir. Cela, il l’avait dit au fonctionnaire de la Santé Publique détaché à la Corporation de la nouvelle Ère de l’Épargne, des Prêts et du Financement coopératif de la ville de Boise, son lieu de travail, où sa tâche consistait à passer les demandes de prêts à l’œil électronique chargé de repérer les quémandeurs insolvables. Et pour les repérer, il allait encore plus vite que l’œil électronique ; il lui suffisait de regarder un candidat, surtout un nègre, moins d’une microseconde, pour discerner la composition réelle de sa structure éthico-psychique.
Tout le monde le savait à la CNEEPFCB, y compris son chef de service, M. Rumford. Mais, obéissant aux pulsions égocentriques de son ambition et de son avidité personnelles, M. Rumford sabotait sauvagement, depuis douze ans, les demandes officielles que Febbs lui présentait pour obtenir une augmentation de salaire au choix, et non seulement celle, habituelle, de fin d’année.
Problème réglé, pensa-t-il. En tant qu’aide-consomm, il recevrait des appointements considérables. Avec quelque gêne, il se souvint que dans ses lettres au sénateur Edgewell, il s’était plaint, entre autres, de la somme énorme que six citoyens encaissaient annuellement pour leurs fonctions d’aide-consomm au Conseil de l’ONU-Ouest.
Et maintenant, vite au vidéophone ! Quel plaisir d’appeler Rumford – qui devait encore se trouver dans son appcad haut-salaire, probablement en train de prendre son petit déjeuner – et de lui dire qu’il pouvait désormais aller au diable.
Il composa le numéro et se trouva presque instantanément en face de M. Rumford qui portait encore sa sortie de bain en soie, faite sur mesure à Hong-Kong.
Après avoir respiré profondément, Surley G. Febbs parvint à s’exprimer :
— Monsieur Rumford, je voulais simplement vous dire ».
Il trébucha un instant, intimidé : on se débarrasse difficilement des vieilles habitudes.
— … Je viens de recevoir une lettre de la Secnat de l’ONU-O, à Washington…
Sa voix lui semblait encore couler comme un filet incertain…
— …Alors, hum, vous pouvez engager quelqu’un d’autre pour faire tout votre sale boulot. Et au cas où cela vous intéresse, eh bien, il y a six mois, j’ai accordé un prêt de dix mille unités à un fruit déjà tombé de la branche, si bien que vous ne le récupèrerez jamais !
Il écrasa le récepteur sur son socle, suant à grosses-gouttes, les jambes tremblantes de la joie qui débordait de toutes les parties de son corps.
— Et je ne te dirai pas de qui il s’agit, Rumford. Tu pourras passer au peigne fin toutes les archives ou payer mon remplaçant pour qu’il le fasse. À toi de jouer désormais – Rumford !
Dans sa cuisine minuscule, il dégela rapidement le paquet d’abricots cuits qui composait son petit déjeuner habituel. Assis à la table qui se déployait perpendiculairement au mur, comme une planche, il se mit à réfléchir tout en mangeant.
— Attends un peu que l’Organisation le sache… Cette « Organisation », c’était celle des Suprêmes Guerriers d’Origine Caucasienne de l’Idaho et de l’Oregon, Chapitre Quinze, et plus spécialement le Centurion Romain Skeeter W. Johnstone qui, au moyen d’un édit disciplinaire aa-35, venait de le rétrograder du rang de Légionnaire de Première Classe à celui d’Ilote du Cinquantième Degré.
— C’est le Quartier général Prétorien de Cheyenne qui va s’occuper de cette affaire, c’est sûr ! Klaus lui-même, l’Empereur-du-Soleil ! Ils vont certainement vouloir faire de moi un chef de région, et Johnstone va se retrouver dehors à grands coups de pieds dans le…
— Et il ne serait pas le seul à recevoir ce qu’il méritait ! Cette sale petite bibliothécaire de Boise, qui lui avait refusé les huit boîtes contenant les microfilms de tous les romans pornographiques du XXe siècle. Tu peux dire adieu à ton poste, ma vieille ! Il imaginait l’expression de sa face de verrue quand elle recevrait son congé signé par le général Nitz lui-même.
Tout en mangeant ses abricots cuits, il tenta de se représenter la gigantesque série d’ordinateurs de la Forteresse Washington en train d’examiner des millions et des millions de cartes perforées (avec tous les renseignements sur chaque individu), pour déterminer l’individu unique vraiment « typique » dans ses habitudes de consommateur et ceux qui faisaient semblant de l’être, les Stratton, par exemple, qui habitaient l’appartement en face du sien, et qui s’efforçaient de paraître « typiques » mais qui, dans le sens ontologique du mot, n’y parviendraient jamais.
— Oui, je suis l’Homme Universel d’Aristote, se dit Febbs tout joyeux, celui que la société tente en vain de produire génétiquement depuis cinq mille ans. Et l’Univox 50R, à la Forteresse Washington, vient enfin de s’en apercevoir !
— Quand on mettra devant moi un élément d’une arme quelconque, pensa-t-il de plus en plus sûr de lui, je sais d’avance comment je le « dépiauterai ». Ils peuvent compter sur moi. Je trouverai au moins une douzaine de moyens de le dépiauter, et tous seront bons. Tous seront le fruit de mes connaissances et de mon habileté.
— Ce qui serait extraordinaire, c’est qu’ils aient encore besoin des cinq autres aides-consomm. Ils s’en apercevront sans doute. Peut-être qu’au lieu de me donner un sixième du gâteau, ils me donneront le tout. Pourquoi pas ?
— Cela se passerait à peu près comme ceci : Le général Nitz (Stupéfait) : Grands dieux, Febbs ! Vous avez tout à fait raison. Ce stade N°UN de cette bobine, sous-type portatif, du champ induit du mouvement restrictif brownien, peut être facilement dépiauté pour devenir une source d’énergie gratuite et rafraîchir la bière dans les excursions durant plus de sept heures. Whououou ! Hourra ! Febbs : Je crois toutefois que le point principal vous échappe encore, général. Si vous regardez plus attentivement mon analyse officielle à ce sujet…
La sonnerie du vidéophone interrompit le cours de ses pensées. Il se leva en hâte pour répondre.
Sur l’écran apparut un bureaucrate du bloc Ouest de sexe féminin, entre deux âges plutôt que d’un seul :
— Monsieur Surley G. Febbs, Immeuble d’appurs bas-salaires N° 300685 ?
— Oui, répondit-il, déjà nerveux.
— Vous avez reçu par courrier instantané la nouvelle de votre nomination d’aide-consomm au Conseil de la Secnat de l’ONU-Ouest. À partir de mardi prochain.
— Oui.
— Je dois vous rappeler, monsieur Febbs, que vous ne devez dans aucun cas communiquer, révéler, exposer, annoncer ou informer de toute manière quelle qu’elle soit, une personne physique ou morale, ou un dispositif infor-media ou autonome, capable de recevoir, d’enregistrer de transmettre, de communiquer ou de téléporter sous une forme quelconque, le fait que vous avez été légalement affecté, à la suite d’un examen officiel en bonne et due forme, au Conseil de la Secnat de l’ONU-O, en tant qu’aide-consomm A, comme il vous l’est prescrit par le paragraphe III de la note que vous avez reçue, et à laquelle vous devez strictement vous conformer si vous ne voulez pas encourir les rigueurs de la loi.
Surley Febbs sentit soudain qu’il s’évanouissait. Il avait négligé de lire la note jusqu’au bout. Naturellement, l’identité des six aides-consomm du Conseil devait demeurer absolument secrète. Et il venait d’en parler à M. Rumford !
Mais lui avait-il vraiment dit ? Frénétiquement, il tenta de se souvenir des termes qu’il avait employés. Peut-être avait-il dit seulement qu’il avait reçu une communication de Washington. Grands dieux, s’ils découvrent que…
— Merci monsieur Febbs, proféra le fonctionnaire du sexe féminin avant de disparaître.
Febbs, silencieux, resta debout, reprenant lentement son sang-froid.
Il faut que je rappelle M. Rumford, se dit-il. Que je lui explique que je dois démissionner pour raisons de santé, sous un prétexte quelconque. Qu’on m’a ôté mon appur bas-salaire, que je dois quitter la région. N’importe quoi !
Il s’aperçut qu’il tremblait. Une nouvelle scène, effrayante celle-là, se joua dans son esprit :
Le général Nitz (d’un ton froid et menaçant) : Ainsi, vous avez parlé, Febbs.
Febbs : Vous avez besoin de moi, général. Vous avez vraiment besoin de moi. Je peux dépiauter un élément mieux que quiconque, que tous ceux que vous avez eus ici avant moi. L’UNIVOX-50 R sait ce dont je parle. Au nom de Dieu, général : donnez-moi une seule chance. Laissez-moi prouver la supériorité de ma valeur !
Le général Nitz (ému) : Ça va, ça va, Febbs. Je vois très bien que vous n’êtes pas n’importe qui. Nous pouvons quand même vous traiter différemment. Le fait est que pendant toutes ces longues années où j’ai rencontré toutes sortes de personnes, je ne suis jamais tombé sur quelqu’un d’aussi unique que vous, et ce serait une perte caractérisée pour le Monde Libre si vous décidiez de nous quitter et de ne plus nous faire bénéficier de vos connaissances, de votre expérience, de votre talent !
En se rasseyant devant son petit déjeuner, Febbs recommença mécaniquement à ingurgiter ses abricots. Le général Nitz.
— En fait, Febbs, j’irai même plus loin. Je dirai…
— Ah ! Au diable tout cela !
Febbs se sentait en proie à une dépression croissante, écrasante.